Prôner la non-violence aux oppresseurs plutôt qu’aux opprimés ?

par Jean-Marie Muller*
Une question revient de temps à autre, comme une provocation : « Pourquoi est-ce toujours aux opprimés que l’on conseille la non-violence? Ne faudrait-il pas d’abord la prôner aux oppresseurs ? » Tout d’abord, convient-il de « conseiller la non-violence » aux opprimés ? Il importe de ne pas se positionner en donneurs de leçons car les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Convient-il ensuite de « prôner la non-violence » aux oppresseurs ? En réalité, peut-on jamais imaginer un oppresseur non-violent ? Certes, si les oppresseurs se convertissaient à la non-violence, il en serait à jamais fini de l’oppression. Mais pareille hypothèse relève de l’idéalisme le plus pur et ne sert à rien pour appréhender la réalité.

L’oppresseur porte la responsabilité première, primordiale, de la violence. Á n’en pas douter, l’oppresseur est le vrai fauteur de violence. Certes, il s’enferme obstinément dans une attitude de déni par rapport à sa violence. Sûr de son droit, l’oppresseur prétend n’utiliser que la force nécessaire pour se défendre contre la résistance de l’opprimé. Pour autant, puisque l’oppresseur est évidemment violent, la pure logique voudrait qu’on lui enjoigne d’être non violent. Mais au-delà de cette apparente logique, cette question est fondamentalement biaisée en ce sens qu’elle laisse entendre qu’on aurait affaire à deux groupes humains qui tiendraient, dans le conflit qui les oppose, des positions symétriques et auxquels, de ce fait, il serait possible de tenir le même langage en donnant les mêmes « conseils ». Évidemment, il n’en est rien.

Force nous est de nous rendre à l’évidence : si les opprimés peuvent choisir la non-violence en tant qu’opprimés, les oppresseurs ne sauraient la choisir en tant qu’oppresseurs. S’il est raisonnable pour les opprimés de choisir la non-violence pour résister à l’oppression, il est dans la nature des oppresseurs de choisir la violence pour maintenir leur oppression et l’histoire nous a appris qu’ils n’y renonceront pas de leur plein gré. Le choix de la non-violence par les opprimés a précisément pour but de contraindre les oppresseurs à renoncer à la violence de leur injustice.

L’oppression qui viole les droits fondamentaux de l’être humain en portant atteinte à sa dignité et à sa liberté ne peut que provoquer la révolte des opprimés et de tous ceux qui entendent s’affirmer solidaires de leur cause. Et la révolte implique la résistance. Une résistance dure. Mais c’est l’une des exigences de la non-violence de regarder l’oppresseur comme étant lui aussi un être humain qui porte lui aussi, au plus profond de lui-même, une requête de justice.

La non-violence consiste à combattre sans concession l’injustice tout en respectant l’humanité des hommes injustes. Non seulement ce respect de la personne de l’adversaire n’affaiblit pas la résistance, mais elle la renforce. La non-violence exerce une plus grande résistance à la violence en refusant de redoubler la violence. En restant sur le terrain de la justice, elle permet ainsi de concentrer la lutte contre l’injustice.

C’est pourquoi la non-violence ne veut pas renoncer à faire appel à la conscience et à la raison de l’oppresseur afin de réveiller en lui son humanité, de l’amener à rendre justice à l’opprimé. En ce sens, il s’agit bien d’inviter l’oppresseur non pas à choisir la non-violence, mais à renoncer à la violence, c’est-à-dire, pourrait-on… écrire, à se  décider à la non violence.

Mais, selon toute probabilité, les oppresseurs seront parfaitement insensibles à ces appels. Ils resteront sourds aux arguments de l’opprimé et refuseront de se laisser convaincre. Ils voudront défendre leurs intérêts et leurs privilèges par tous les moyens de la violence dont ils disposent. Ce faisant, ils sont dans leur logique. Et elle est intraitable. C’est la logique de la toute puissance.

Cependant ces invitations à la non violence, ces appels à la conscience et à la raison des oppresseurs ne sont pas nécessairement voués à rester totalement vains. Au sein même du groupe des oppresseurs, certaines personnes seront probablement ouvertes à ces appels et prendront conscience de l’injustice faite aux opprimés. L’expérience montre que dans les conflits les plus durs, certains qui appartiennent à la communauté des oppresseurs se désolidarisent des leurs, entrent en dissidence et se font les avocats de la cause des opprimés. Certains n’hésiteront pas, en prenant pour eux-mêmes les plus grands risques, à résister ouvertement à la politique d’oppression menée par leur communauté en mettant en œuvre les moyens de l’action directe non-violente. D’autres, pour des raisons pragmatiques, pourront se laisser convaincre qu’il est de leur intérêt bien compris de trouver un compromis avec le camp adverse. Les uns et les autres peuvent alors jouer un rôle décisif dans l’évolution du conflit en favorisant la recherche d’une solution constructive.

Or, précisément, la violence des opprimés risque fort d’annihiler les efforts des dissidents qui se lèvent parmi les oppresseurs. C’est l’une des caractéristiques de la violence de susciter un esprit de corps parmi les membres du camp adverse et de tendre à souder celui-ci en un bloc uni. C’est un fait dûment établi que la violence discrédite la cause la plus juste et la rend difficile à défendre. Car la violence porte en elle une part irréductible d’injustice. En revanche, la non-violence des opprimés ouvre à ces dissidents un espace dans lequel ils peuvent faire valoir le bien-fondé des exigences des opprimés.

En définitive, c’est le simple réalisme qui conseille aux opprimés de choisir la non-violence, parce que la capacité de violence des oppresseurs est toujours démesurément plus grande que la capacité de violence des opprimés. En choisissant la violence, les opprimés viennent se situer sur le terrain où les oppresseurs sont les plus et les mieux armés. En choisissant la violence, les opprimés ne pourront que provoquer un surcroît de répression de la part des oppresseurs en les enfermant dans leur logique de violence. Dès lors, pour lutter contre leur oppression, c’est un impératif catégorique pour les opprimés de déjouer la répression des oppresseurs.
En  définitive, c’est la résistance non-violente des opprimés qui est le meilleur moyen de « prôner la non violence aux oppresseurs ».

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* Philosophe et écrivain, Jean-Marie Muller est le porte-parole national du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN). Dernier ouvrage paru : Dictionnaire de la non-violence (Le Relié Poche).

Date de création : 27/09/2009 15:03
Dernière modification : 11/11/2013 14:55
Catégorie : Articles - réflexions
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